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La rose de Marie

 

- texte intégral -

 

 

 

 

 

 

 

 À Marie, bien sûr !

La première rose a éclos aujourd'hui dans le secret d'un bouquet feuillu, tout près, trop près du mur de meulières. Si haut là-haut, au sommet du rosier, qu'elle a failli ne pas m'être découverte. Pourtant, c'est la rose de Marie, celle que jamais je ne veux manquer.

Chaque année, de part et d'autre de la porte arrière, celle qui ouvre plein sud, le rosier rouge, le rosier rose, rivalisent pour éclore en premier. Cette fois-ci, le rose a gagné, et les boutons du rouge peuvent maintenant s'attarder, attendre doucement que le soleil vienne les déchirer. Ce ne sont pas eux qui décocheront la flèche de l'émotion que j'ai prise en plein coeur.

 

Je la revois, Marie, toute jeune, au collège. Sa taille si fine et sa vivacité d'Italienne. Ses yeux d'un vert étrange légèrement décentrés, son regard insistant, dérangeant. Notre amitié d'enfants coupée de fâcheries vitement réparées.

C'est dans le patio de sa maison, qu'elle m'a dévoilé l'importance de la première rose, celle qui recueille un voeu de printemps.

Des années durant, j'ai perdu Marie et oublié sa rose. Puis je l'ai revue, adulte, au tournant de nos vies. J'avais un enfant. Elle, tôt partie, était revenue seule, de trop longs voyages. Elle venait de renouer avec l'amour et m'a dit en vouloir un dès que possible, lorsque, guérie d'un mal qu'elle me tut, elle pourrait donner la vie.

Sitôt évoqué, j'ai su quel était ce mal. Notre amitié si longue, bien qu'interrompue tant de temps, m'a fait deviner son nom, et j'ai tremblé pour elle.

Je l'ai narré à la première rose de ce printemps-là.

 

Marie est repartie dans d'autres contrées. Il me souvient que nous avons échangé quelques courriers, peu... trop peu. Dans l'un d'entre eux, elle me racontait s'être fait dérober son sac à main sur une plage. Qu'importait pour elle son contenu, exception faite de textes qu'elle avait écrits. Elle suppliait que ce voleur criminel conserve papiers, argent, chéquier, mais restitue ses premiers écrits dont elle jugeait la perte irréparable. Comme je comprenais déjà, cette amputation, moi qui écrivais !

 

Puis j'ai quitté à mon tour notre cité d'enfance où j'avais fait étape sans doute seulement pour la croiser ce jour-là à l'intersection de nos voyages. Là où j'étais, je n'ai pas trouvé de moment pour répondre à sa dernière lettre. Les roses étaient fanées, mon temps compté.

Et j'ai failli périr aux roses de Noël, cette année-là, tandis qu'elle se faisait terrasser par ce mal infâme dont le nom si petit pourrait évoquer quelque comptine enfantine.

Lorsque je suis revenue à la vie, j'ai voulu reprendre contact, en vain, et tous se sont entendus pour occulter sa disparition. Il paraît que je n'aurais pu survivre à celle-ci.

Plusieurs roses de Marie ont éclos, avant qu'on ne finisse par m'avouer l'étonnante connivence de nos destins. La même semaine, ma vie avait failli partir avec celle d'un enfant que je portais en mon sein, Marie avait perdu la sienne sans qu'un enfant ne s'abreuve au sien.

 

De retour, plus tard, sur les lieux de notre enfance, j'ai arpenté le cimetière en long, en large et en travers, puis demandé au gardien la preuve de son passage. Elle figurait dans ce maudit registre : mise en terre lorsque j'agonisais, puis démise pour suivre ses parents dans une terre plus hospitalière, qui ne dérobe pas aux immigrants de fraîche date une fille aux yeux verts qui n'a fait d'autre sottise que d'aimer lorsqu'il ne fallait plus. Démise pour permettre aux parents de ne plus être marqués, dans une si petite ville, par la honte d'avoir trépassé d'une maladie qu'on croyait encore à ce moment destinée « aux gens de mauvaise vie ». Démise et enfouie dans un lieu neuf où personne ne les verrait pleurer sur la tombe de leur honneur défait, de leur amour crucifié, de leur intégration manquée.

Ont-ils planté un rosier auprès de la nouvelle pierre qui recouvre sa tombe quelque part dans le sud de la France ?

 

Depuis, je guette la première rose et fais le voeu de retrouver un jour le butin du voleur pour que subsiste en ce monde la seule trace que Marie, passagère éphémère, aurait pu laisser d'elle : ses écrits.

Je fais le voeu aussi qu'elle me pardonne de ne pas avoir vraiment renoué avec elle, de ne pas m'être battue pour et avec elle.

Je fais le voeu que le Sida ne frappe plus.

 

 

 mMireille Mirej, 2003.

Ce texte a été édité en 2010, avec quelques infimes modifications, dans le recueil collectif, L'Anniversaire, édité par l'association Lélia, à l'occasion de ses 10 ans.

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