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Le Chêne de Grand-Père

 

- extrait -

 

Paru au Pré du Plain en juin 2005

www.lepreduplain.com

  

 

 

Cet été, comme tous les étés depuis que je suis né, je suis allé passer mes vacances chez Papé.

Papé, c'est mon grand-père, le père de Papa. Il habite à la campagne, et c'est bon pour mes poumons de passer deux grands mois tous les ans loin de la ville.

En dix ans, Papé m'a tout appris : regarder, sentir, écouter, toucher, goûter. Bien sûr, je découvre des choses aussi à la ville, avec Papa et Maman, mes copains, et à l'école. Mais, avec Papé, j'ai l'impression de connaître les vraies choses, celles qui permettent de voir à travers le monde des autres.

Avec Papé, je sais que la trace profonde, dessinée dans la boue du chemin, est celle du grand cerf roux qui a perdu un bois, en heurtant une voiture au printemps. Je sais que l'odeur sauvage, imprégnée dans les herbes du talus, est celle de la renarde qui nous a volé une poule, jeudi dernier. Je sais que la chouette a hululé cette nuit au bout du pré, parce qu'elle avait enfin trouvé un mari. Je sais que les vertèbres de Poilu, notre vieux cheval, se sont remises en place. Je sais que la chair de cette prune rouge vient de la colline de Boisemont, et non du verger d'en bas, celui qui borde le ruisseau.

Toutes ces choses, apprises avec Papé, me servent aussi en ville. Je vois au premier regard que Maman est de mauvaise humeur et que je dois être adorable, pendant un bon quart d'heure. Je sens qu'il va pleuvoir, parce que Titoune, la chienne, empeste soudain plus fort que le pire marécage. J'entends que Simon, mon meilleur ami de classe, me ment, pour aller rejoindre sa copine, au lieu de faire ses maths avec moi. Je reconnais du bout des doigts le pull que je veux mettre, lorsque je n'ai pas le courage d'ouvrir mes volets. Je devine d'un coup de langue que les yaourts achetés par Papa sont pleins de colorants, même si l'étiquette semble dire le contraire.

 

 

 

 

 

 

Une nuit d'août, j'ai été réveillé par un violent orage. Je ne dormais que d'une oreille, parce que nous avions vu les premiers éclairs au moment du dîner.

Il faisait une lumière très douce de crépuscule, avec un ciel teinté de mauve et d'orangé. Puis, tout à coup, la nuit était tombée. Une nuit qui engloutit tout en quelques secondes, comme un grand sac jeté sur la terre. Une nuit noire et plombée.

- Il va y avoir de l'orage, Bruno, a dit Papé.

- Je sais.

- Comment sais-tu cela ?

- Parce que tu as rangé tout ce qui traînait avant le dîner.

Papé a éclaté de rire :

- Tu aurais pu me dire que tu sens de l'électricité dans l'air ou que ce noir de nuit n'est pas habituel. Est-ce que je ne range pas tout ce qui traîne chaque jour avant le dîner ?

- Non, Papé. Les autres soirs, tu ne rentres pas les cagettes de fruits ni les paniers tressés. Je savais qu'il y aurait de l'orage, avant l'électricité dans l'air et le noir de nuit. Et toi ? Comment as-tu deviné si tôt ?

- À mes vieux os, Bruno. Ils grondent, lorsque la pluie arrive. Et ça, tes os à toi ne peuvent pas te le dire. Ils sont trop jeunes et, heureusement, en bonne forme, souples comme du caoutchouc.

Soudain, un premier éclair a déchiré le fond du ciel, là-bas, au-dessus de la combe des trois lunes. Le ciel s'est embrasé et l'arrondi jaune pâle s'est fracturé d'éclats de diamant. Je me suis mis à compter les secondes en même temps que Papé. Le tonnerre a retenti, quinze secondes plus tard.

- Il est à 6 kilomètres, ai-je dit.

Papé a hoché la tête :

- On l'aura sur nous vers minuit. Allons nous coucher.

 

 

 

Mireille Mirej, texte original, 2001

deuxième prix 2001 des nouvelles sujet libre de Mably (Loire)

 

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