J’suis comme tout le monde, j’n’aime pas faire les
courses. Mais, comme j’ai une famille
nombreuse : un homme, deux enfants, deux chiens, deux chevaux et deux poissons
rouges, il faut bien que j’les nourrisse. Évidemment, je ne fais pas toutes les
courses au même endroit, et celles que j’aime le moins, ce sont les courses du
supermarché.
Quand je dis que j’suis comme tout le monde, c’n’est pas
tout à fait vrai. Il y a des gens qui aiment bien ça : mon mari, par
exemple… Mais il n’est pas beaucoup là et quand il les fait, c'n'est pas tout à fait
ça ! Il n’a pas bien compris qu’on pouvait trouver de la salade au
supermarché et que, sur l’étiquette, c’était le prix qui était indiqué, pas seulement le poids. Alors, ses
courses, elles ne sont bonnes ni pour les hanches, ni pour le banquier !
Du
coup, je préfère encore y aller… Il faut choisir et vérifier,
remplir le caddye, puis le vider. Remplir encore le même caddye et l’vidanger dans
la voiture. Après, il faut recommencer. On porte le tout une cinquième fois.
Dans la cuisine, c’est la dernière. On case, on pousse et on se force à oublier
qu’on sera bon pour un voyage supplémentaire quand les paquets repartiront en direction du
camion benne.
Après ça on se lave les mains, c’est sale les
supermarchés ! Et puis, ensuite, on se frotte les reins et, quand on rentre son
ticket dans les comptes, là c’est le pompon ! La journée est
définitivement gâchée…
J’suis comme tout le monde, j’n’aime pas les courses. Je les
fais le moins souvent possible et dans un créneau savamment minuté et c’n’est
pas moi qui irais me balader dans les rayons dont je n’veux pas ! Une
heure pour tout boucler, les courses, c’est la course. Alors, je prends un
supermarché à taille humaine où mon caddye connaît le chemin mieux que
moi-même.
C’est au supermarché — une autre raison pour ne pas l’aimer
— que j’ai découvert qu’il ne fait pas bon vieillir quand on est fauché.
Tout le monde le sait. Quand on vieillit, on aimerait
pouvoir être sécurisé. Ne plus s’interroger sur son avenir et pouvoir s’assurer
un peu de sérénité. Ce n’est qu’un aspect du problème, hélas !
Quand vous êtes jeune, en bonne santé et argenté, vous
n’avez qu’à tendre la main et prendre les produits à votre portée.
Le monde
tourne à l’envers. Quand les douleurs
nous rejoignent, impossible d’acheter raisonné. On ne peut plus se hisser sur
la pointe des pieds ou se mettre à quatre pattes pour extirper du fond d’un
rayon ce qui ne coûte pas un rond !
Et puis, avez-vous remarqué que les sans-marque, les
dégradés portent leur nom en tout petits caractères ? Ceux qui sont « vus à
la télé » vous agressent l’oeil, même si vous n’avez pas vos lunettes sur
le nez.
Tiens ! J’n’aime
pas non plus la publicité. À la télévision, on peut zapper. Moi, j’ai trouvé la
solution. Je cours tellement que ça se fait naturellement. Parfois, je croise
une vague information en traversant le salon. Évidemment, je suis bien incapable
de comprendre pourquoi les Bonbybec font le linge plus blanc et le papa qui ne
veut pas boire de lait finit par se marier avec une tranche de viande, mais
j'm'en moque...
En
revanche, dans mon magasin le moins détesté, je suis rattrapée
par la publicité et, là, je ne peux pas zapper.
Voilà quinze jours, par exemple, qu’ils ont osé rhabiller le
lait bon marché. Chez nous, on consomme beaucoup de lait, je suis bien obligée
de choisir le moins cher ! J’étais d’accord pour qu’on y colle le portrait
des enfants disparus, parce que c’est important de s’en imprégner au petit
déjeuner pour pouvoir les reconnaître et les sauver. À défaut de ça, je veux
bien contempler quatre portraits de vaches ou des explications sur la
construction de maisons à partir de briques de lait recyclées. Mais acheter du
lait pour promouvoir les footballeurs, je ne veux pas. Ils sont assez promus
comme ça !
La première fois que j’ai vu ça, il y avait une petite dame
dans le rayon. Je n’ai pas pu m'empêcher de la prendre à témoin
:
— Vous trouvez ça normal qu’on nous impose quatre visages de
footballeurs au petit déjeuner ? lui ai-je demandé.
— Vous avez raison, c’est scandaleux ! a répondu la
dame.
Et schlompf !
six litres de lait dans son caddye, et schlompf
!
six litres de lait dans son caddye.
Moi, ce qui me scandalise, je ne l’achète pas, et je suis
allée chercher du lait ailleurs, avec des boîtes pleines de vaches. C’est
important de savoir dans notre monde que les vaches nous donnent du lait, et pas
les footballeurs !
La semaine d’après, c’était pareil, et il y avait une autre
dame dans le rayon, le même genre que la première, mais pas la même, j’en suis
certaine :
— C’est scandaleux, ce lait football, n’est-ce pas, Madame
!
me suis-je exclamée.
— Inadmissible ! Je suis bien d’accord...
Et schlompf !
six litres de lait dans son caddye, et schlompf
! six litres de lait dans son caddye.
C’était à ne plus rien comprendre.
Je suis repartie avec un gros trou dans mon caddye. Je dois
être idiote, mais je ne m’autorise pas ce qui est inadmissible. Pas vous ?
À la caissière, toute pomponnée, j’ai fait part de mon
indignation et demandé qu’elle la transmette à la direction.
— J’vois pas le problème, m’a-t-elle dit. Qu’est-ce que ça
peut bien faire de voir des têtes de footballeurs, ils sont mignons !
J’ai répondu que le principe me dérangeait, que j’étais
libre de subventionner ce que je voulais et de ne pas subir de publicité au
petit déjeuner.
Elle a haussé les épaules.
J’ai expliqué que j’écrivais et essayais d’apprendre des
choses aux enfants qui leur permettent de choisir, justement, de ne pas
s’abêtir si tel était leur souhait. J’ai dit qu’on tentait de nous rendre idiots
et que je le refusais, qu’on nous manipulait déjà trop et qu’il fallait éviter
ces pièges, comme ces émissions de voyeurisme à la télévision.
— Moi, a-t-elle dit, j’adore ça ! Quand je regarde
S..., je suis heureuse, parce que je ne pense pas.
J’ai failli répondre qu’on allait finir par en crever de ne
pas penser et que c’était justement l’effet recherché. Devenir cons ou moutons...
J’ai failli dire que si chacun pensait au moins à rendre sa vie meilleure et
celle des autres à ses côtés, tout irait mieux et qu’on n’aurait plus besoin de
s'en prendre à je ne sais qui, à je ne sais quoi…
Je n’ai rien dit, juste :
« Au revoir !»
Depuis que je sais que ma caissière n’aime pas penser, et
que je suis juste bonne à dépenser, ça j’peux vous l’dire, j’aime encore moins
faire les courses !
avril
2004
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